Colloque final de l'ANR Experts 

« Les mécanismes de l’expertise et ses acteurs »

 XVIe – XIXe siècle

Résumés

Par ordre d'intervention :

Jeudi 25 mai

  • Gilles BIENVENU, historien de l’architecture, ENSA Nantes, CRENEAU / AAU, UMR 1563

Les sources de l’expertise en matière immobilière et de travaux publics à Nantes au XVIIIe siècle, étude exploratoire

Trois grands types d’affaires peuvent être identifiées. Les affaires contentieuses relatives à des édifices et ouvrages liées à un financement public sont généralement instruites par l’intendant de la province et son subdélégué à Nantes. Documentées dans les fonds des archives départementales, ces affaires mettent en scène des experts d’envergure nationale tels que Jacques V Gabriel ou Jean-Rodolphe Perronet, ainsi que divers experts locaux, architectes-entrepreneurs, ingénieurs du roi puis ingénieurs des ponts et chaussées de la province ; dans les dernières décennies du siècle, peuvent intervenir les rares architectes formés à l’école de l’académie d’architecture travaillant à Nantes. Les affaires privées contentieuses relatives à la construction de bâtiments et les affaires privées amiables – pour lesquelles les experts sont également missionnés par voie judiciaire – nécessitant une description et une estimation relèvent de diverses juridictions, ecclésiastiques ou laïques, dont les archives sont partiellement conservées aux archives départementales.
À la complexité de la carte judiciaire, s’ajoute le mode de classement des pièces, à peu près similaire pour les différentes juridictions sur l’ensemble de la période. Des liasses contiennent les conventions et nominations d’experts, ainsi que les procès-verbaux de leur serment. Les affaires concernent tant des questions de mutualité et de construction que de prisage lors de successions, le tout mêlé à des enquêtes de toute sorte. Les experts convenus entre les parties sont généralement des constructeurs, ordinairement désignés architectes, les experts désignés d’office habituellement des juristes, procureurs ou « notaires royaux arpenteurs ». Les procès-verbaux de visite et d’expertise sont parfois conservées dans les mêmes liasses, les sentences qui en découlent dans d’autres liasses. Cette première approche exploratoire montre que, sans corps d’experts identifiés, et en l’absence de jurande d’architectes ou maçons, ce sont généralement les mêmes architectes praticiens qui œuvrent pour les différentes juridictions, les architectes savants étant plus rarement appelés.
Un tableau des sources disponibles pour une étude approfondie de l’expertise à Nantes au XVIIIe siècle et l’esquisse d’une typologie des affaires et des experts rencontrés sont ici proposés.

 

  • Pierre MOUNIER-KHUN, CNRS - Sorbonne Université & CentraleSupélec

Expertise et machines à calculer au XIXe siècle

Curiosités scientifiques depuis leur invention au XVIIe siècle, les machines à calculer deviennent un produit industriel au XIXe siècle, une course à l’innovation s’engageant à partir des années 1840. L’expertise y joue un rôle important, que ce soit dans des institutions dédiées – Académies, expositions industrielles, Société d’encouragement pour l’industrie nationale, Bureau des Longitudes – ou par des experts individuels reconnus. L’expertise est aussi importante du point de vue historiographique, puisqu’elle a produit des rapports qui sont l’une des principales sources pour l’histoire technique ou économique de ces machines. Qui sont les experts et quelles sont leurs relations entre eux, avec les inventeurs ou les entrepreneurs ? Et avec leurs clients ? Y a-t-il continuité ou distinction nette entre ces personnages ? Comment évolue l’expertise au cours du XIXe siècle, ainsi que son poids face aux micro-décisions des acteurs sur le marché ? Comment les inventeurs ou les entrepreneurs jugent-ils en retour l’expertise, et comment l’utilisent-ils ? Comment se comparent les expertises françaises et les expertises étrangères portant sur un même objet ? Telles sont les principales questions auxquelles nous tenterons de répondre, à partir des archives et des publications des institutions concernées. Dans ce domaine des machines à calculer, l’expertise porte principalement sur les performances techniques, en vue de récompenser le mérite inventif et d’éclairer des décisions d’achat : contrairement aux domaines de l’architecture ou des travaux publics, par exemple, elle n’a pas à intégrer des contraintes juridiques, sécuritaires ou hygiénistes notamment. De telles contraintes n’apparaîtront qu’au XXe siècle avec l’électrification de ces machines, ainsi qu’avec les batailles de brevets qui conduiront certains experts à apporter leurs compétences à la Justice.

 

  • Aurélien ROULET, Université Sorbonne-Paris-Nord, Laboratoire Pléiade, EA 7338

Être « expert cappable et souffisant » : recherche de compétences et collégialité de la prise de décision à Lyon durant les guerres de Religion

Lyon durant les guerres de Religion du XVIe siècle est dirigé par un corps de ville constitué de douze membres, renouvelés par moitié tous les ans. Pour répondre à ce renouvellement important des personnels dirigeant la ville et face à une complexité croissante des affaires communes, les consuls se sont appuyés sur des personnels sélectionnés pour leurs compétences afin d’aider à la prise de décision. Si le terme d’expertise doit être employé avec précaution pendant l’époque moderne1 , le recours progressif du corps de ville à des personnels qualifiés permet une division des champs de compétence : nouvelle présence de médecins soldés par la ville en cas de peste, recrutement d’assistants pour la voirie, pérennisation surtout d’un bureau de la santé sur une décennie. L’apparition de ces charges, qui ne sont plus uniquement des commissions ponctuelles délivrées par le consulat, joue un rôle central pour la continuité et la cohérence de l’action édilitaire. C’est notamment par les sources comptables que l’on peut retracer de véritables carrières au service du consulat de la part de personnels seconds dont la compétence est jugée essentielle pour la continuité des affaires. A partir des actes du bureau de la santé notamment et des mandements consulaires, mais également des sources de la pratique policière (séries GG et EE des archives municipales), on peut identifier les facteurs de légitimation d’une « expertise » publique : par l’acceptation par les populations, par l’entrée dans le corps administratif, par les savoirs mobilisés et leur efficacité. Les responsabilités exercées par les officiers perpétuels de la ville rendent compte des fonctions essentielles reconnues à la municipalité.

La liste se fixe progressivement au cours du XVIe siècle, mais on en compte cinq dont les attributions sont bien établies : capitaine de la ville, voyer, secrétaire, receveur des deniers communs et procureur. Ces charges sont stables dans le temps, ce qui montre la continuité politique de l’administration consulaire et la bonne connaissance des dossiers qu’ils sont chargés de traiter, en particulier dans les dossiers touchant à la maîtrise de l’information. La confiance du corps de ville se manifeste par l’absence de révocation et surtout, malgré les changements politiques, leur maintien en poste. Aucun de ces offices ne sont solitaires : ils s’appuient sur un ensemble de commis et de secrétaires. On s’attachera particulièrement dans le cadre de cette communication à identifier les contours, parfois flous, de ces relais administratifs seconds, souvent délaissés. Au quotidien, la qualité de la prise d’information et de la production de documents règlementaires s’appuie sur des personnels dédiés et pérennes, qu’ils soient des officiers municipaux ou des commis constituant l’inframonde de l’action publique. De manière plus conjoncturelle, des personnels plus spécialisés sont convoqués en vertu de leur compétence. C’est tout particulièrement le cas dans le domaine de la santé (notamment face aux retours épidémiques qui demandent une accumulation d’expérience d’une peste à l’autre), mais également celui des affaires militaires. En matière de santé, l’action du consulat s’appuie sur des spécialistes intervenant sous leur contrôle direct et dont les procédures sont réglementées. Liés au pouvoir municipal, ils sont à la fois des experts et des relais du consulat chargés d’appliquer les ordonnances de santé2 . La période considérée est ainsi un moment de densification des compétences à la disposition des consuls, mobilisées à la fois pour le traitement des affaires sur le long terme, mais également à l’occasion de crises ponctuelles pour répondre à des besoins précis de gouvernance.

1 Christine RABIER, « Écrire l’expertise, traduire l’expérience. Les rapports des chirurgiens parisiens au XVIIIe siècle » Rives méditerranéennes, n° 44, 2013, p. 39-51 ; Ead., « Le “service public” de la chirurgie : administration des premiers secours et pratiques professionnelles à Paris au XVIIIe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 58, n° 1, 2011, p. 101-127.

2 Olivia FAUCHER, Les Médecins experts à la fin du Moyen Âge entre pratiques médicales et pratiques judiciaires, Sarrebruck, Éditions universitaires européennes, 2010 ; Danielle JACQUART, Le Milieu médical en France du XIIe au XVe siècle, Genève, Droz, 1981, p. 189.

 

  • Antonio IODICE, University of Genoa/University of Exeter

‘Per schivar lunghezze, spese e liti’ Expertise and procedural adaptations in Genoese maritime Averages, XVI-XVIII centuries

This contribution addresses the topic of expertise from a shipping perspective. It will exploit the sources preserved in Genoa linked to a specific legal-economic institution and risk-management technique: the General Average (GA). This institution redistributes extraordinary costs caused by intentional damage to vessel, cargo or other voluntary expenses to secure the safety of vessel and cargo, across all parties engaged in the business venture (shipowners, merchants, insurers). The estimates and calculations of damages are still to date a reason for frequent disputes, in which the parties usually have to rely on external experts, trusting them in their competence and impartiality. GA is a widespread ex-post mutual agreement, informally accepted by all parties even in the Common Law countries, whose origin predates the Roman Law. It is inevitably a transnational institution, still existing nowadays: the variety of situations it encompasses makes it difficult to apply complex regulations in a uniform way without a hardly justifiable increase in transaction costs. From the end of the XVI century, through the legitimation of a new professional magistracy, Genoese rulemakers made a significant effort to limit experts’ arbitrariness by appointing institutional figures. Book I of the new Statuti Civili sanctioned the creation of the Ufficio dei calcolatori, exclusively intended to deal with maritime Average. Before that, the local Rota Civile chose the judges and the calculators of each Average case before all interested parties. These judges were transitory figures, appointed on the spot as experts ‘ad id specialiter deputata per habentem ad id autoritate’.

The process followed common practice in the Mediterranean area. The establishment of the calcolatori, in charge for the drafting of every maritime Average calculation, represented an important institutional innovation. According to the current extant research, at this stage such magistracy seems to have been a Genoese peculiarity. They were no experts appointed on the spot, and thus theoretically susceptible to creating conflicts between the parties, but individuals formally selected by the Genoese Senato. This did not prevent the presence of petitions against supposedly erroneous calculations, or the requests to appoint private experts. The paper’s title, for example, refers to the election of a notary as a private calculator in 1640 following a request from the shipmaster and the merchants involved. The calcolatori’s magistracy, however, declined and was substituted by the patrician magistracy of the Conservatori del Mare during the XVII century. The analysis is possible thanks to the Open Access online database AveTransRisk. This database contains data on hundreds of GA procedures – that I significantly contributed to input – from different European archives (http://humanitiesresearch.exeter.ac.uk/avetransrisk). I recently won the Digital Innovation Prize (ex-æquo) granted by the Association française d'histoire économique (AFHé) at the World Economic History Congress in July 2022, for my role in developing and populating it. The paper will focus on: - The competing competences among the calcolatori and the Conservatori del Mare in ordinary GA administration - The jurisdictional shifting and procedural peculiarities that took place between the XVI and the XVIII centuries through a selection of case studies - A transaction cost analysis of the importance played by institutional expert in Genoese GA procedures. A comparison will be made with Livorno, since the same data are available in an Open Access database.

 

  • Antoine ROPION, Université Lyon 2 - LARHRA

Les monopolistes du savoir-faire Les enjeux politiques de la nomination d’experts dans la Grande Fabrique de soie lyonnaise (1744-1806)

En raison des préoccupations contemporaines, les recherches historiques consacrées aux experts de l’Époque moderne se sont, pour l’heure, principalement focalisées sur les activités d’aide à la prise de décision politique1 ou d’expertise judiciaire2 . Notre connaissance des mécanismes de l’expertise pour cette époque s’est ainsi construite « par le haut », en privilégiant les situations où l’État possède, via ses institutions et leurs normes, une certaine maîtrise du devenir-expert. Les situations d’expertise ne sont néanmoins jamais pures, et les phénomènes menant à la qualification d’un individu échappent parfois aux autorités, ainsi qu’à toute rationalité technique. Cela est particulièrement vrai pour les experts issu des communautés de métier d’Ancien Régime. Bien souvent maîtres-gardes de leur corporation, en principe choisis pour leur maîtrise particulière des procédés et procédures du métier, leur nomination et leurs interventions sont, en vérité, principalement déterminées par le dénouement des luttes de pouvoir internes des jurandes. Ce sont ces ressorts politiques de la désignation d’experts au sein des communautés de métier que cette communication veut mettre en lumière : l’objectif est de saisir les diverses stratégies mobilisées par les gens de métier pour transformer la situation d’expertise en arène politique, mais aussi de comprendre comment la supériorité proclamée de la raison technique sur la raison politique, renforcée par ces stratégies, a pu être favorisée et utilisée par le pouvoir comme un outil de gouvernance. Je prends, pour ce faire, l’exemple de la Grande fabrique de soie lyonnaise au XVIIIe siècle.

Qu’il s’agisse d’arbitrer un litige quant à la qualité d’une étoffe, d’éprouver un nouveau procédé ou bien de motiver une modification des règlements de fabrique, la création d’experts est une activité quasi-quotidienne dans cette industrie de pointe. Obtenir le droit de dire le vrai y est aussi une cause d’affrontement majeure entre maîtres-ouvriers, revendiquant le monopole du savoir-faire, et maîtres-marchands, réclamant pour eux-mêmes le monopole du goût et de l’animation des modes. L’étude de cette bataille pour l’expertise nous conduira à : – Définir les protocoles de nomination des experts (ancienneté, maîtrise approfondie d’un genre de fabrication, etc.) en tachant de comprendre comment l’instrumentalisation de ces critères (notamment par la création de correspondances entre savoir-faire et probité, entre éthique du producteur et éthique politique) a participé à l’imposition de la technique comme norme supérieure. – Comprendre l’articulation entre les différentes situations (ou niveaux) d’expertise. Avoir le privilège de donner l’avis de référence dans les litiges entre particuliers comme dans les consultations du bureau de commerce a conduit à la construction de discours naturalisant la compétence de toute une classe. L’expertise expliquerait ainsi, en grande partie, l’apparition d’un « idiome corporatif » fondé sur la qualité. – Proposer une modélisation des rapports entre savoir et pouvoir dans le système de jugement des pairs qui prévaut dans les milieux commerciaux et artisanaux d’Ancien Régime et qui survit encore aujourd’hui dans les tribunaux de commerce et les conseils de prud’hommes. Il s’agira de comprendre les attentes suscitées par ce système unissant la figure de l’expert et celle de l’arbitre. Il sera, en somme, question de la manière dont l’expertise a pu être employée à garantir l’ambivalente indépendance des milieux économiques.

1 BRÉTÉCHÉ Manon, HERMANT Louise (dir.), Parole d’experts, une histoire sociale du politique (Europe, XVIe -XVIIIe siècle), Rennes, PUR, 2021. 

2 CALAFAT Guillaume, « Expertise et tribunaux de commerce, procédure et réputation à Livourne au XVIIe siècle », Hypothèses, 2011/1 (14), p. 141-154.

 

  • Corentin GRUFFAT, Institut Universitaire Européen (Florence)

 Un expert agronome modèle au tournant du XIXe siècle : Peter Jordan

Pour contribuer au colloque sur les mécanismes de l’expertise et ses acteurs, je propose de s’intéresser à la carrière d’un expert en particulier, Peter Jordan (1751-1827), et à la manière dont il a pu incarner un modèle d’expert agronomique pour ses contemporains. Berger tyrolien devenu professeur d’histoire naturelle à l’université de Vienne dans les années 1780, Peter Jordan compte parmi les grandes figures des « Lumières agricoles1 ». Le dictionnaire biographique édité par l’Académie des Sciences Autrichienne se souvient de lui comme l’initiateur de l’amélioration de l’élevage en Autriche 2 . À ce titre, il incarne une figure de l’expert agronome, au sens large de connaisseur expérimenté, présenté comme l’égal de son homologue allemand Albrecht Thaer3 . Mais à partir des années 1800, Jordan entame une carrière d’expert dans un sens plus étroit du terme, comme spécialiste consulté régulièrement par la chancellerie impériale sur différents dossiers touchant à la politique agricole. Il devient simultanément intendant de domaines impériaux qu’il est chargé de moderniser, ainsi qu’un membre important de la Société d’Agriculture de Basse-Autriche. Ma proposition consiste à suivre cette carrière tardive d’expert, couronnement de l’ascension sociale de Peter Jordan, pour analyser plus largement le rôle des agronomes dans le processus de « révolution agricole » au début du XIXe siècle.

Le caractère microhistorique de la démarche se justifie d’une part par la dispersion des traces laissées par Peter Jordan. Il n’a presque pas publié lui-même, mais ses idées nous sont connues par ses élèves. Ses rapports sont conservés dans les archives de diverses institutions, des domaines impériaux à la chancellerie impériale en passant par la société d’agriculture viennoise. La démarche micro-historique permet de suivre sa carrière à travers les différents lieux d’où il pouvait exercer son expertise. Peter Jordan naviguait entre différentes institutions : des seigneuries se reconfigurant en fermes-modèles4 , un État impérial en consolidation, et une société d’agriculture au statut assez flou entre les sphères publiques et privées5 . Son cas permet d’interroger la construction d’une carrière d’expert dans ces chevauchements institutionnels caractéristiques du premier XIXe siècle6 . Il s’agit également de comprendre dans quelle mesure la mobilisation de son expertise a contribué à la définition de l’agronomie comme un « savoir d’État » et fait rentrer l’amélioration agricole dans le champs de compétences de l’action publique7 . Enfin, au-delà de sa carrière individuelle, son érection en modèle pour les générations suivantes d’agronomes autrichiens, en particulier par certains de ses élèves, invite à interroger la transmission intergénérationnelle de l’expertise et les mécanismes de son institutionnalisation.

1 Peter JONES, Agricultural enlightenment: Knowledge, technology, and nature, 1750-1840, Oxford, Oxford University Press, 2015.

2 Voir sa notice sur la version en ligne : « Jordan, Peter (1751-1827), Agrarfachmann », https://www.biographien.ac.at/oebl?frames=yes [10/11/2022].

3 Joseph VON SCHREIBERS, Darstellung der Gründung und Entwickelung der k.k. Landwirthschafts-Gesellschaft in Wien: als Fest-Album bei Gelegenheit der fünfzigjährigen Jubiläumsfeier der Gesellschaft, Vienne, kaiserlich-königlichen Hof- und Staatsdruckerei, 1857.

4 Nathalie JOLY, René BOURRIGAUD et Fabien KNITTEL, « Administrer une ferme-modèle au XIXe siècle : deux expériences d’agronomes entrepreneurs ruraux, Mathieu de Dombasle et Rieffel », Entreprises et histoire, 2017, vol. 88, no 3, p. 21-36.

5 Ernst BRUCKMÜLLER, Landwirtschaftliche Organisationen und gesellschaftliche Modernisierung: Vereine, Genossenschaften und politische Mobilisierung der Landwirtschaft Österreichs vom Vormärz bis 1914, Salzbourg, Wolfgang Neugebauer, 1977.

6 Nicolas BARREYRE et Claire LEMERCIER, « The Unexceptional State: Rethinking the State in the Nineteenth Century (France, United States) », The American Historical Review, 2021, vol. 126, no 2, p. 481-503.

7 Lothar SCHILLING et Jakob VOGEL (eds.), The Transnational Culture of Expertise: Circulating State Related Knowledge in the 18th and 19th Centuries, Munich, De Gruyter Oldenburg, 2019, en particulier les contributions de Jani Marjanen, et Regina Dauser et Niels Grüne.

 

  • Nicolas MOUCHERONT, Università Iuav di Venezia - EHESS

 La pratique de l’expertise par les proti vénitiens Des entrepreneurs entre magistratures et corporations

L’antagonisme entre la figure de l’architecte, qui peine à s’affirmer à Venise au XVI e siècle, et celle du proto, un maître bâtisseur titulaire d’une charge au sein d’une magistrature, constitue le moteur d’une dialectique qui a permis d’explorer de nombreux aspects des cultures techniques liées à l’art de bâtir. Des travaux de Manfredo Tafuri, Pierre Caye ou Deborah Howard sur la culture d’Andrea Palladio et des membres de l’élite politique avec lesquels il se trouve en contact, jusqu’aux recherches qui se concentrent aujourd’hui sur la culture subalterne des proti vénitiens auxquels Martin Gaier a consacré un livre en 2019, l’optique adoptée par les travaux des historiens de l’architecture vénitienne a laissé certaines pratiques telles que l’expertise dans un angle mort de la recherche. Cette communication propose de saisir l’expertise dans le domaine du bâtiment à Venise comme un instrument de médiation entre les intérêts des particuliers et de la République qui sera examiné au prisme d’une dialectique opposant la société à ses institutions. Dans le cadre de l’administration ordinaire d’un chantier public, des expertises appelées polices de paiements sont régulièrement rédigées par un ou plusieurs proti afin de servir de support aux mandements transmis par les responsables politiques du chantier au caissier qui paye les artisans. Lorsque l’import des travaux est considérable, le proto salarié par la magistrature qui finance le chantier peut être assisté par les proti salariés par d’autres magistratures ou par des consultants payés spécifiquement pour rédiger de telles estimations de la valeur des ouvrages réalisés.

L’architecte Andrea Palladio et l’ingénieur Gianantonio Rusconi interviennent ainsi aux cotés du proto al sal Antonio da Ponte sur le chantier de restauration du Palais des doges entre 1574 et 1577. Alors que les chercheurs se sont concentrés sur les expertises techniques que ces trois figures remettent séparément suite au second incendie, ils participent après le premier incendie tous ensemble à la réception d’importants ouvrages de charpente et de taille de pierre dont il cosignent les polices. L’estimation d’ouvrages hors normes tels que ceux mis en œuvre au Palais des doges est en effet susceptible de contestations qui nous le verrons sont évitées en confiant la rédaction des polices à des experts aux noms prestigieux. En cas de désaccords avec l’estimation réalisée, des contre-expertises peuvent être rédigées à la demande des artisans par des confrères désignés par les gastaldi et les membres de la banca des corporations concernées. Ces cadres réélus chaque année par l’assemblée générale de chaque corporation et les experts qu’ils désignent, voient à l’époque moderne leur prestige décroître face à l’affirmation sociale de proti salariés à vie par certaines magistratures. Tandis que les proti des magistrats du Proprio, du Piovego et des Biens incultes interviennent exclusivement dans le cadre de procédures administratives de permis de construire ou de partages de biens, les proti de l’Office du Sel, des Procureurs de Saint Marc, de l’Arsenal ou de la Magistrature des forteresses interviennent fréquemment auprès des tribunaux mais encadrent également d’importants chantiers d’entretien et de construction. Tandis que la plupart des magistratures ne disposent que d’un seul proto, l’Office des Eaux responsable de l’entretien de la lagune emploie trois sottoproti et trois proti, conformément à une progression de carrière similaire à celle en vigueur au sein de la Chancellerie ducale, où les notaires extraordinaires deviennent titulaires d’une étude ordinaire après avoir servi plusieurs années comme secrétaires auprès d’ambassadeurs, de recteurs en province et de magistratures secondaires. Ces officiers sont en règle général des entrepreneurs de bâtiment ou les héritiers d’ateliers ayant accumulé un crédit important auprès de la magistrature qui les emploie. Les sommes qu’ils ont investies en réalisant des travaux publics toujours payés avec un retard considérable en raison de manques chroniques de trésorerie, sont converties lors de leur élection à la charge de proto en un contrat qui leur assure un accès privilégié voir un monopôle de la commande publique d’un certain type.

Le crédit accumulé devient un capital social qui assure en outre à leur famille une position de premier plan au sein de la corporation, tandis que leur entreprise est avantagée sur le marché privé par les contacts qu’ils nouent au sein du patriciat. Les proti sont ainsi souvent élus gastaldi par leurs confrères et sont fréquemment sollicités comme experts tant par les magistratures que par leur corporation. Ils signent enfin tous leurs rapports en associant leur nom à leur magistrature de rattachement. L’échelles des valeurs en vigueur auprès des tribunaux vénitiens, dont les juges sont systématiquement des aristocrates, s’impose progressivement aux corporations représentant le peuple vénitien grâce à ces intermédiaires. Dans la continuité des récents travaux de l’historien Richard Mackenney, nous montrerons que les nobles font alliance avec des entrepreneurs issus de la bourgeoisie, pour imposer leur propre vision du monde aux structures populaires d’autoorganisation du travail que sont les corporations. Des architectes étrangers au système des corporations ont contribué à cette évolution des mentalités, notamment par la production théorique de traités. Cette évolution graduelle ne peut cependant être comprise qu’en explorant également la nature profonde du proto, que nous redéfinirons non plus en opposition avec l’architecte, mais comme un entrepreneur de bâtiment ayant établi une relation contractuelle avec une magistrature. Les contrats de construction étant rares à Venise, nous appuierons cette analyse sur des polices de paiement, des rapports d’expertise et un procès, relatifs à des chantiers publics et privés de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle. La communication introduira ainsi une dialectique fondamentale, par laquelle la société vénitienne a de façon réciproque transformé durant le passage à l’époque moderne les institutions régulant son cadre spatial. 

Sources : ASVe, Arti, b. 308 ; Gradenigo in Rio Marin, Priuli, b. 27 ; Provveditori al ponte di Rialto, b. 4 ; Provveditori al Sal, Atti, b. 412-413

Bibliographie de référence : Manfredo TAFURI, Venezia e il Rinascimento, Torino, Einaudi, 1985 ; Pierre CAYE, Le savoir de Palladio, Paris, Klincksieck, 1995 ; Deborah HOWARD, Venice disputed, London, Yale University Press, 2011 ; Martin GAIER, I proti di Venezia, Verona, Cierre, 2019 ; Richard MACKENNEY, Venice or the Polity of Mercy, Toronto, Toronto University Press, 2019. Cette communication s’appuie sur les résultats d’une thèse de doctorat en voie de conclusion à l’université Iuav de Venise et à l’EHESS sur Le Palais des doges à l’époque moderne sous la direction d’Elisabetta Molteni, Pascal Dubourg Glatigny et Mario Piana.

 

  • Bastien TOURENC, Université Lyon 2 - LARHRA

 Le besoin d’experts et leurs rôles dans la construction de la réforme de 1766 sur les suppressions ecclésiastiques dans la République de Venise.


Le 12 avril 1766, le Sénat de la République de Venise investissait trois nouveaux magistrats à la tête de la Deputazione ad Pias Causas. Cette nouvelle institution était chargée d’identifier, de confisquer et superviser les ventes des biens des établissements religieux réguliers jugés inutiles compte tenu de leurs effectifs – inférieurs à douze personnes. Dès le milieu XIIIe siècle, la Grand Conseil essaya d’interrompre le flux des donations aux nouveaux ordres mendiants, mais malgré les peines prévues, les directives ne furent jamais suivies. De nouveaux interdits furent votés régulièrement jusqu’au XVIIIe siècle, sans être pour autant scrupuleusement appliqués. À partir du milieu du XVIe siècle, les biens légués, dans l’ensemble du territoire, devaient être vendus aux enchères dans un délai de trois ans. Sur le long terme, il y eut une augmentation du volume de ventes réalisées par les Dieci Savi alle Decime : 1579-1665, 158 ventes; 1693-1706, 92 ventes ; pour l’année 1743, 65 ventes1 .

Cela traduisait la volonté et la capacité de la République à rééquilibrer le rapport de force avec Rome. Néanmoins, les efforts réalisés n’étaient toujours pas suffisants : Pietro Franceschi, le secrétaire de la Deputazione ad Pias Causas, comparait les ecclésiastiques à « des vers à bois qui consumeraient la nourriture destinée au corps des laïcs2 ». En effet, selon les réformistes, l’ordre et la prospérité de l’État reposaient sur le rétablissement de la circulation des biens fonciers et l’arrêt de leur immobilisation dans les mains mortes de l’Église. Les magistrats nommés proposèrent alors de changer de stratégies, en plus de la mise en vente systématique des biens nouvellement légués, il fallait procéder à des suppressions d’établissements religieux. Ce changement de politique impliquait l’instauration d’un dispositif plus sophistiqué, mais ils étaient confrontés à une double ignorance : (1) ils ne savaient pas comment opérer, et donc firent appel aux consultori in jure, les experts juridiques de la Sérénissime, pour la plupart ecclésiastiques ; (2) ils ne disposaient d’aucune information fiable sur les patrimoines ecclésiastiques. La réduction de cette asymétrie d’information était un enjeu réel puisqu’il leur fallait d’abord déterminer les effectifs des établissements afin d’identifier ceux qu’il devaient supprimer. Puis, il fallait procéder à un inventaire des biens pour fixer un prix de vente, selon un calcul précis, pour les vendre à un bon prix ; si les magistrats se réjouissaient parfois des plus-values réalisées, ces ventes profitaient à certains patriciens qui parvenaient à faire converger intérêts publics et privés. Avec l’aide des Sopraintendenti alle decime del clero, chargés d’effectuer un nouveau recensement des patrimoines et des revenus ecclésiastiques, réalisé en 1773, il fallait d’abord définir des procédures communes pour l’ensemble du territoire, cela passait notamment par la production de tables métrologiques qui permettait d’utiliser des unités communes pour mesurer les terres et les  redevances en nature. Puis les établissements devaient réaliser à un inventaire de leur patrimoine. Pour cela, nombre d’entre elles faisaient appel à un publico perito (expert public) qui dessinait parfois les parcelles (36 sur 116 inventaires conservés3 ). Les periti tout autant que les consultori in jure étaient chargés de commissioni par les magistrats – le même terme était employé.

L’objectif de cette communication sera d’expliquer l’articulation de ces différents besoins d’expertises par les magistrats – formés pour certains à l’Accademia dei nobili della Giudecca – et le rôle des experts dans la construction de la réforme. En effet, les avis des consultori avaient quasiment valeur d’autorité et guidaient les décrets pris par le Sénat. Les experts participaient ici à l’accroissement du savoir des autorités publiques qui était un élément nécessaire dans le processus de la centralisation et du renforcement de la puissance de l’État.

1 Archivio di stato di Venezia (ASVe), Dieci Savi alle Decime, b. 1773, 1776, 1800.

2 Rapport rendu au Sénat le 12 juin 1767. ASVe, Deputazione ad Pias Causas, b. 8.

3 ASVe, Aggiunto Sopra Monasteri, b. 78-84bis.

 

Vendredi 26 mai

  • Sarah BLOUIN, ENSA Paris-Belleville, IPRAUS/AUSser

 Les groupements professionnels d’architectes, de nouveaux experts au XIXe siècle ?

La Société Centrale des Architectes est le groupement professionnel le plus important du XIXe siècle tant par son envergure que par ses actions. Créée en 1840, elle se donne pour mission de défendre la profession. Elle entreprend différentes démarches afin d’affirmer le statut de l’architecte face à la concurrence croissante des ingénieurs et des entrepreneurs. Cependant, l’avènement du 2d Empire la contraint à modifier sa stratégie. À partir des années 1850, l’essentiel de son activité est consacré à l’expertise de nouveaux procédés de construction. Comme en témoignent les bulletins du rassemblement, de nombreuses « commissions d’expertise » sont créées pour répondre à la demande des industriels et des architectes. En parallèle de cette mission, le groupement constitue également un « conseil judiciaire » chargé d’émettre un avis sur les questions contentieuses qui lui sont soumises. Ce conseil permettra la création de la caisse de défense mutuelle des architectes en 1884. Ces activités deviennent rapidement l’essence du groupement et aboutiront à la publication du Manuel des lois du bâtiment en 1878. Ainsi, dans la seconde moitié du XIXe siècle, la Société Centrale des Architectes tente d’acquérir un statut d’expert dans le milieu du bâtiment. Ce positionnement lui permet de représenter la profession tant sur le marché de la construction que dans les diverses institutions étatiques. Cette posture de « groupementexpert » est également reprise par la Société Académique d’Architecture de Lyon qui créer une « commission des contentieux » dès 1857. Les groupements professionnels d’architectes semblent chercher à s’introduire dans le milieu de l’expertise. Par cette démarche, les sociétés professionnelles peuvent alors être envisagées comme des experts à part entière. Elles proposent une posture nouvelle de la figure de l’expert. Pour cette communication, nous proposons d’analyser les rôles des groupements professionnels d’architectes, particulièrement celui de la Société Centrale, dans le domaine de l’expertise du bâtiment. Nous tenterons de définir précisément ce statut de « groupement-expert » en étudiant son champ d’action et ses limites. Nous proposons également de nous interroger sur les conséquences de cette posture sur l’organisation de la profession en France. Pour réaliser cette étude, nous nous appuierons principalement sur les archives inédites de la Société Centrale conservées à l’Académie d’Architecture et sur des documents ministériels présents aux Archives nationales.

 

  • Sacha TOMIC, CNRS - IHMC - Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Le statut de l'expert-chimiste au XIXe siècle

Les experts-chimistes occupent une place marginale en histoire des sciences malgré une littérature abondante sur l'expertise. Ces dernières années, les historiens de l'environnement de la toxicologie et de la qualité des produits ont souligné leur rôle déterminant dans les affaires d'empoisonnements accidentels ou criminels et leur influence sur la légitimation des pollutions industrielles et la construction de normes de qualité pour les engrais, les aliments et autres produits industriels. Ces études n'abordent qu'en creux la question du statut des experts-chimistes et les questions qu'ils soulèvent concernant leur expérience, compétence et renommée. Hormis quelques noms célèbres, tels les médecins chimistes Mathieu Orfila (1787-1853) et François-Vincent Raspail (1794-1878), la plupart des experts-chimistes cités dans la littérature demeurent des illustres inconnus. La dispersion des sources (rapports, manuels, journaux, presse, procès-verbaux) explique en partie cette invisibilisation qui s'observe également pour les techniciens et les amateurs de sciences. Cette difficulté est à l'image de la diversité des lieux (laboratoires officiels ou administratifs, industrie chimique & agroalimentaire, hôpitaux, tribunaux, Chambre et Sénat) et des champs de savoirs (chimie légale, toxicologie, médecine, science des aliments) où interviennent les experts-chimistes. Le statut d'expert-chimiste au XIXe siècle soulève des enjeux disciplinaires, professionnels et politiques, le plus souvent intriqués les uns aux autres. Cette communication vise à présenter dans une première partie les enjeux disciplinaires à travers le rôle des experts-chimistes dans la revendication de la chimie légale, une spécialité de la chimie appliquée propre à leur champ de compétence qui apparaît au début du XIXe siècle.

D’essence pluridisciplinaire, la chimie légale est une spécialité hybride qui emprunte ses méthodes à l’analyse chimique, à la pharmacie, à la médecine légale, à la toxicologie et aux différentes législations en matière de répression des fraudes et de crimes d’empoisonnements. La seconde partie est centrée sur les enjeux professionnels et politiques et examine les relations entre la chimie légale et les expertises chimiques. Elle aborde la question de la professionnalisation des experts-chimistes et celle de la généalogie de la création d’un diplôme de « chimiste-expert » en 1913. Les débats qui ont lieu à la Chambre et au Sénat entre 1906 et 1913 permettent d'illustrer les tensions entre les diverses institutions et disciplines ainsi que leurs opinions sur la valeur de l'expérience, de la compétence et de la renommée des experts-chimistes. Enfin, une dernière partie est un prélude à une prosoprographie des experts-chimistes. Une étude quantitative à partir de listes officieuses et officielles concernant les institutions judiciaires et certains ministères permettra de préciser les lieux d'activité des experts-chimistes, leur professionnalisation et d’estimer la population de cette communauté élitiste au XIXe siècle.

 

  • Maxime BRAY, Université Paris Sorbonne

 Charles-François Poerson (1653-1725), un peintre parmi les experts jurés

« Le fils [Poerson] pourrait rester dans l’ombre, l’histoire de l’art n’y perdrait guère ». En écrivant ces mots, Jeanne Lejeaux (1884-1978), historienne de l’art lorraine, s’inscrit dans une tradition historiographie bien établie et peu flatteuse envers l’œuvre de Charles-François Poerson. Très récemment néanmoins, François Marandet a pu se détacher de cet héritage sévère en proposant les « premiers jalons d’une reconstruction » du corpus de l’artiste. Du peintre membre de l’Académie royale de peinture et de sculpture, on loue plus volontiers les qualités d’administrateur et d’agent diplomatique. Il faut dire qu’il occupa le poste de directeur de l’Académie de France à Rome durant dix neuf ans, jusqu’à sa mort en 1725. Il est encore un autre domaine dans lequel Poerson s’est illustré : le domaine de l’expertise.

Charles-François Poerson est le seul peintre à devenir propriétaire de l’office d’expert juré mis en place par la couronne en mai 1690. Si Isabelle Richefort avait déjà remarqué son acquisition de l’office, on ignorait jusqu’à présent son exercice effectif de l’activité. Or, entre 1690 et 1704, l’académicien participe à la rédaction de plus de quatre-vingt rapports d’expertise. La totalité de cette documentation est conservée dans les archives des greffiers des bâtiments. Ce fonds, qui donne à saisir la question de l’expertise du bâtiment parisien, ne délaisse pas les ouvrages peints et sculptés. Considérés comme dépendances des bâtiments, ils sont spécifiquement mentionnés au sein de l’édit fondateur de l’office des experts jurés : ceux- ci sont en effet chargés des « toisez, prisées, estimations de tous ouvrages de [...] sculpture, peinture, dorure [...] ». Ainsi, de la grossière peinture d’impression aux tableaux d’histoire, des chapiteaux sculptés aux statues équestres, toute la gamme de la production des peintres et des sculpteurs est susceptible de faire l’objet d’une visite et d’une estimation. Et à partir du moment où l’expertise concerne une réalisation peinte, elle est confiée à Charles-François Poerson.

En mettant en lumière le parcours singulier de cet artiste, la communication souhaite questionner son « monopole » sur l’expertise des peintures à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle. Comment comprendre son acquisition d’un office réservé principalement aux architectes et entrepreneurs des bâtiments ? À quel point sa profession guide-t-elle sa nomination à certaines affaires en particulier ? En tant que peintre académicien, mobilise-t-il des savoirs spécifiques dans l’exercice de ses missions ? Fait-il usage d’un langage distinctif ? Bénéficie-t-il d’une autorité ou d’une légitimité supplémentaire ? Enfin, son activité d’expertise dépasse-t-elle le strict cadre de cet office ? Au-delà d’éclairer la figure d’un expert, la diversité et la quantité des procès-verbaux qui reviennent à Charles-François Poerson en font un cas d’étude remarquable pour mieux appréhender les mécanismes de l’expertise des peintures et des sculptures à la fin du Grand Siècle.

 

  • Nicholas O'NEILL, University of Chicago

 Cette porcelaine coûte combien? Le déplacement de l’expertise sur le prix à Paris au XVIIIe siècle.

The eighteenth century was a period of rapid economic development, with the spread of global commerce, the rise of industrial manufacturing, and the emergence of a consumer society coinciding to reshape the daily practices of economic life. As consumers began to encounter new goods being produced at an industrial scale and traded at a global scope, traditional methods for communicating information about the material and aesthetic qualities of market goods could no longer effectively determine the market price of novel objects. Instead, new institutions and new forms of expertise had to be created that could confidently communicate information about quality and prices to buyers and sellers. By tracing the changing location of expertise from merchants to manufacturers to consumers during the transition from commercial to industrial capitalism, this paper will show the importance of expertise in the determination of value for changing economic practices.

This paper will use the Parisian porcelain market as a case study to follow the shifting locus of expertise throughout the eighteenth century. At the beginning of the eighteenth century, Chinese porcelain was just beginning to enter the Parisian luxury market, passing from international trading companies through the hands of the famed marchands-merciers to consumers. These marchands-merciers built their businesses on their ability not just to assuage consumers’ desires, but to direct them and reassure consumers of their purchases. By examining advertisements and manuals from a series of Parisian luxury dealers in the first half of the century, this paper will show how they worked to establish their expertise in decoding foreign wares for domestic consumers—which enabled them to consume with confidence—and determining a market price for unique goods. With the emergence of the French porcelain industry in the middle of the eighteenth century, however, manufacturers struggled with merchants to assume the mantle of expertise for themselves. As part of their efforts to build the reputations for taste and quality that would allow them to compete in international luxury markets, these manufacturers were determined to replace the marchands-merciers as the experts on taste and price.

Through internal correspondence and board minutes from the Manufactures Royale de la Porcelaine de Sèvres et Limoges, this paper will reveal how bureaucrats and businessmen used expertise in their battle for market dominance both against domestic retailers and foreign manufacturers. While merchants and manufacturers jockeyed with each other for individual market power and profits, they inadvertently created the mechanisms of their own obsolescence. With a range of merchants and manufacturers advertising their goods and services and the spread of thirdparty commentaries and public shopping, consumers for the first time believed themselves capable of navigating the vicissitudes of the porcelain market unassisted. With this confidence came a shift in expertise from supply to demand. No longer would merchants or manufacturers compete to determine the price of an object and then sell it to their customers. Now they would have to compete to convince consumers that their products had value. The consumer had become the sovereign price-giver, and the retailers and industrialists had become the responsive price-taker. Ultimately, this final shift in expertise led to a new conception of value and a new way of conducting modern business.

 

  • Dominique MASSOUNIE, Université Paris Nanterre

Les procès-verbaux de réception d'ouvrages, 1726-1786

Parmi les procès-verbaux dressés par les architectes jurés experts se distinguent des opérations de « visite, prisé et estimation » des ouvrages, que l’on qualifie ordinairement de procès-verbaux de réception, comme ceux que dresse le maître général des bâtiments de la Ville de Paris notamment. À la demande de l’architecte, de l’entrepreneur ou d’un maître qualifié dans l’un des corps de métier du bâtiment, l’expert dresse sur les lieux, en possession du ou des mémoires qui lui ont été remis, un état de conformité et de bonne exécution des travaux à partir duquel il détermine un ou des prix d’ouvrages exécutés. De ce fait, ces documents constituent une source précieuse pour l’économie de la construction, tout au long du XVIIIe siècle, essentiellement à Paris et en proche banlieue. La diversité des situations soulève un grand nombre de questions.

Qui fait appel à l’expert, l’architecte, l’architecte-entrepreneur, l’entrepreneur, les maîtres maçons, couvreurs et charpentiers, les maîtres du gros œuvre uniquement, ou bien les acteurs du second œuvre dont les interventions sont généralement coûteuses, comme les serruriers et les sculpteurs, y recourent-ils également ? Les paiements sont-ils majoritairement validés ou bien révisés à la baisse, éventuellement à la hausse ? Lorsque la réception est celle de l’ensemble des ouvrages exécutés pour édifier un bâtiment neuf, comment se répartit la dépense, entre les différentes natures d’ouvrage, mais aussi entre gros et second œuvres ? Cette répartition évolue-t-elle au cours du siècle ? à partir de quatre années test, nous tenterons d’apporter des éléments de réponse.

 

  • Yvon PLOUZENNEC, ENSA de Paris-Belleville, IPRAUS, UMR AUSser 3329

Convaincre en s’affirmant. Jean-Baptiste Vincent Boulland (1739-1813) : expert, architecte et « homme de lettres » parisien du siècle des Lumières.

Le 20 septembre 1786, à l’issue de la visite d’un appartement de la rue Feydeau à Paris, les deux experts-jurés des bâtiments nommés dans le cadre d’un contentieux locatif se trouvent être d’avis contraires. Comme il est d’usage dans ce cas, chacun d’entre-eux prend alors la parole à tour de rôle pour exposer son point de vue, tandis que le greffier retranscrit minutieusement la teneur des discours respectifs. Ce jour-là, Jean-Baptiste Vincent Boulland, architecte expert bourgeois depuis 1774, est le deuxième à s’exprimer. Il profite de cet avantage pour discréditer le jugement de son confrère avec une emphase qui distingue son propos de l’expression commune des experts du bâtiments de son temps. Ainsi, à la question de savoir si les lieux sont, ou non, habitables, il répond :

« Peut-on supposer qu’un particulier fut assés insensé pour venir s’installer dans un local à fur [et] à mesure qu’on élèveroit les murs et planchers, environné de gravois, au milieu des moilons, avec la certitude d’être étouffé par la poussière et empoisonné par les plâtres et dont la teste seroit menacée à chaque instant de la bisaiguë des charpentiers ? Telle est à peu près la demeure que notre confrère prétend qu’on peut habiter en sécurité. » (Archives nationales, Z1J 1155, dossier n° 029)

Si le langage des experts s’éloigne parfois des concepts et des formules purement techniques propres à leur domaine de compétence, il n’intègre qu’assez exceptionnellement des figures rhétoriques telles que celles qui sont déployées par Boulland dans ce procès-verbal. Par essence, sa déclaration a uniquement vocation à convaincre le lieutenant civil du Châtelet de Paris, à l’origine de cette visite. Pourtant, la force de conviction qu’il développe pousse à s’interroger sur la nature profonde de son discours. Celui qui se présentera à la fin de sa carrière comme « ancien architecte et homme de lettres », est alors un expert doublé d’un praticien. Formé au sein de l’École des Arts sous la direction de Jacques-François Blondel, puis de l’Académie royale d’architecture sous la patronage de Pierre-Louis Moreau-Desproux, il assiste ensuite Jacques-Denis Antoine sur le chantier du nouvel hôtel de la Monnaie.

Cette formation prestigieuse 1 sur 2 ainsi que de solides protections lui permettent par la suite de devenir l’architecte du chapitre de la cathédrale Notre-Dame de Paris (1776), puis de travailler pour le duc d’Orléans en tant qu’inspecteur des bâtiments du Palais-Royal (1780). Façonné par les pratiques académiques et occupant une situation professionnelle avantageuse, il est vraisemblable que Boulland use de sa culture littéraire et de son aisance verbale, non seulement pour convaincre, mais également pour signaler sa supériorité sociale vis à vis du confrère expert-entrepreneur qu’il contredit dans le procès verbal. Cette communication aurait pour objet de présenter ce document d’archive issu du corpus dépouillé dans le cadre du projet « Pratiques des savoirs entre jugement et innovation. Experts, expertises du bâtiment, Paris 1690-1790 ». Analysé à l’appui et au regard d’autres sources, il constitue l’un des témoignages de la pratique oratoire d’un expert-architecte au siècle des Lumières, qu’il conviendra d’interroger sous divers aspects pour en révéler les racines, la nature, ainsi que les objectifs directs et indirects.

 

  • Gérard MEYER, Université de Nantes, Centre François Viète

 A propos du contentieux Durand-Poussardin : les dessous d’une expertise technicocomptable de l’Académie royale des sciences de Paris.

En janvier 1777, le Parlement de Paris est saisi par Dominique Poussardin, financier, qui s’est associé avec l’inventeur Claude Valentin Durand dans une société de meunerie. Il conteste les affirmations de son associé concernant la nouveauté du mécanisme des moulins, l’exclusivité de leur fourniture à la société et leur faculté d’obtenir, à terme, un privilège exclusif. Il met également en doute la viabilité de la société en raison de la trop faible rentabilité des moulins. Afin de sortir de l’impasse décisionnaire, les juges sollicitent une expertise auprès de l’Académie des sciences, le dossier exigeant des compétences techniques, comptables mais aussi mathématiques. Les conclusions de l’expertise sont transmises au tribunal en juillet 1778, un an et demi après la demande. Elles répondent de manière précise aux questions des juges, sous la forme d’un exposé de faits bruts pour la partie technique de l’analyse, d’un faisceau de présomptions orienté pour la partie comptable.

L’objectif de cette communication est d’analyser les mécanismes de cette expertise, dans ses dimensions sensible, matérielle et discursive.Si l’Académie des sciences n’autorisait jamais l’accès aux détails de ses travaux, ni au contenu des débats ayant conduit à son rapport, la pochette de la séance académique du 17 juin 1778 contient de très nombreux documents relatifs au processus de l’expertise effectuée par la commission de savants nommés par l’Académie, parmi lesquels Jacques Vaucanson, pensionnaire mécanicien réputé, et Alexandre Théophile Vandermonde, adjoint géomètre.

Sept expériences sont nécessaires pour construire la preuve, un long travail de mesure, d’observation, de contrôle, au cours duquel les commissaires montrent une grande abnégation, sollicitant notamment tous leurs sens. L’évaluation de la viabilité de la société suscite particulièrement un vif débat, les calculs des commissaires divergeant largement. Il en résulte la formation de deux clans au sein de la commission. Cela souligne la complexité pragmatique de cette expertise dont Vandermonde est le principal promoteur. C’est lui qui rapidement se charge d’administrer la preuve, envisageant cette affaire sous de multiples perspectives, en particulier celle de l’économie politique.

Dans la pochette se trouvent les manuscrits liés à l’expérimentation menée par la commission, ceux contenant les calculs des commissaires et nombre de témoignages d’origines sociales différentes collectés pour étayer la réflexion. Il s’y trouve aussi plusieurs pièces relatives aux discours des commissaires, qui permettent de saisir la complexité de l’expertise ainsi que les tensions entre les deux clans. Deux manières de procéder sont ici mises en avant : aux arguments d’autorité de Vaucanson, n’hésitant pas à leur associer la calomnie, Vandermonde oppose l’analyse de quantité de documents, témoignages et preuves matérielles, qu’il met en relation mais aussi en forme en vue des débats. En particulier, il distribue un questionnaire manuscrit
de trente-quatre pages aux commissaires, dans lequel il associe adroitement matérialité et discursivité, son discours descriptif sur le moulin et les expériences qui y ont été menées étant complété par un discours démonstratif assorti de remarques, dont certaines, singulières, sont destinées à affermir ses arguments.
Sa stratégie rhétorique et sa diplomatie lui permettent d’imposer sa vision de la vérité et ce sont ses conclusions qui deviendront, à la suite d’un vote unanime des académiciens (sauf Vaucanson excusé car souffrant), le texte officiel que l’Académie fera parvenir aux juges.

 

  • Joseph GAUTHIER, CNRS - Université de Franche-Comté, Chrono-environnement UMR 6249

  Un essayeur incompétent. L’affaire Reyslander, Sainte-Marie-aux-Mines, 1571-1572 

Rares sont les actes de la pratique qui permettent d’aborder le travail de l’essayeur et la qualité de ses relations avec les parties que son analyse doit mettre d’accord. L’essayeur juré, membre de l’administration minière, apparaît dans les districts vosgiens au cours des années 1520-1530, en provenance directe des grands districts miniers germaniques d’Erzgebirge et du Tyrol. Les règlements qui définissent ses missions et les traités techniques qui exposent ses savoir-faire engagent déjà à attribuer à cet office un rôle pivot dans les exploitations minières. L’essai des minerais argentifères et cuprifères se systématise en effet au moment de la livraison des productions minières aux fonderies. L’opération, menée sur un échantillon de quelques grammes de matière, permet d’estimer le prix des lots de minerai. Ce rôle commercial est primordial, même si l’essai procure également des informations sur les plans prospectifs (suivi des chantiers d’extraction) et techniques (amélioration des méthodes de fonte). L’analyse se doit donc d’être représentative et reproductible.

La nomination d’un essayeur pour la partie germanique de Sainte-Marie-aux-Mines en 1571 met d’avantage en relief l’importance de l’essai et les compétences utiles à sa bonne réalisation. Michael Reyslander est originaire de Schwaz et a précédemment été essayeur et affineur à Giromagny. Les plaintes des différents acteurs de l’exploitation minière suivent de peu sa prise de fonction, et donnent lieu à des échanges qui nous permettent de suivre l’affaire. L’incompétence de l’expert, mise en avant à différents niveaux de l’administration des mines, mène à s’interroger sur le processus de nomination, dont nous ne savons rien. Le dossier met également en évidence l’attention, bien compréhensible, que mineurs et concessionnaires portent à la régularité de l’essai, et leur promptitude à contester auprès de la hiérarchie du mis en cause.

Le cas de Michael Reyslander est sans nul doute exceptionnel. Il rappelle néanmoins que l’essai, tout art de la précision qu’il puisse paraître à la lecture du traité de Lazarus Ercker, dépend sur le terrain du facteur humain. L’éventail de techniques exposé par le maître saxon est comme une vision idéalisée d’une pratique qui, bien que précocement arrivée dans le massif vosgien, devait y être limitée. L’analyse des minerais n’en demeure pas moins un enjeu de taille au sein de l’entreprise minière, prompt à soulever les protestations en cas de constat d’irrégularité. L’impact de l’incompétence, ou de la malveillance d’un essayeur peut en effet être relativement important, même si nombre d’autres paramètres jouent tout autant, sinon plus, sur la fortune de l’entreprise minière.

 

  • Benoit SAINT-CAST, Université Lyon 2 - LARHRA

 L’institutionnalisation de l’expertise négociante : les parères et les Chambres de commerce en France (v. 1650-v. 1750)

La création des chambres de commerce à partir de 1700 en France s’inscrit dans un mouvement commencé deux siècles plus tôt, par lequel le pouvoir royal a cherché à s’adjoindre l’expertise des milieux d’affaires dans la conduite de l’action publique (Skornicki, 2006). L’une des fonctions des chambres était de délivrer et d’homologuer des parères, avis juridiques rendus par des marchands sur des questions de droit commercial. À peine étudiée sauf pour l’époque contemporaine (Hirsch, 1991 ; Lemercier, 2003 ; Licinio, 2008), ce pan de l’activité consulaire est pourtant symptomatique d’une institutionnalisation de l’expertise des négociants et de ses effets, notamment sur l’autorité de la source juridique que constituaient les parères. À travers le cas de Lyon, la communication étudie cette expertise originale en interrogeant sa dimension institutionnelle, matérielle, procédurale et discursive.

Venue d’Italie d’après Jacques Savary (1688), la pratique des parères s’est diffusée, notamment via Lyon, à travers la France et l’Europe sous des formes variées (Calafat, 2011 ; Jeggle, 2020). À Lyon au XVIIe siècle, les parères se situaient à michemin entre l’expertise, la consultation juridique et la certification (Saint-Cast, 2021). Ils étaient délivrés à la demande d’un juge ou d’une partie pour éclairer un point de droit, attester de l’existence d’un usage ou trancher un litige complexe (Richard, 2014). Les procédures allaient de la consultation de la communauté des marchands en général à l’expertise par un jury de professionnels choisis par le tribunal. Les parères se situaient dans un entre-deux entre expertise et jugement – ils proposaient une résolution à un litige sans pouvoir le trancher – et témoignaient d’un certain empirisme juridique – le passage du cas au droit, de l’avis au jugement était central (Cerutti, 2020).

La création de la chambre de commerce a entraîné une fixation des procédures de délivrance, auparavant plus souples. Le processus résulte d’abord de la fonction de contrôle des directeurs, chargés d’homologuer les parères pour qu’ils puissent valoir en justice, donc de vérifier l’émetteur et les conditions d’émission. Ensuite, les directeurs ont eux-mêmes rendu des avis selon les procédures collégiales propres aux chambres de commerce et bien différentes de ce qui existaient alors. Alors qu’une procédure courante consistait simplement à faire signer l’avis de quelques négociants par une dizaine ou une quinzaine de négociants renommés, les parères de la chambre étaient préparés à l’avance par quelques directeurs puis faisaient l’objet d’une délibération collective.

Si le déclencheur d’une demande de parère est assez clair (un désaccord, un procès, un conseil avant une action en justice), le résultat pour la résolution de l’affaire demeurait incertain (Bourcier, de Bonis, 1999). Les directeurs de la chambre étaient conscients que l’autorité juridique des parères dépendait de leur auteur et de la manière de les produire (Chappe, Juston Morival, Leclerc, 2022). Or, les chambres devaient affirmer leur légitimité à la fois vis-à-vis du monde marchand, comme institution savante face à d’autres producteurs de parères, et du monde juridique, qui regardait cette source avec dédain, à une époque où s’affirmait une vision rationaliste et légicentriste du droit. De fait, la chambre de Lyon a émis beaucoup moins d’avis que ses homologues rochelaise et bordelaise (Faure, 1913). Une autre autorité lyonnaise, les syndics de la place du change, délivrait également des avis et semble avoir connu un plus grand succès en matière de consultation juridique. Mais la chambre paraît avoir volontairement limité son action en la matière, de manière à donner plus de crédibilité aux rares avis qu’elle rendait. Ceux-ci étaient plus argumentés que ceux rendus par d’autres chambres et enregistrés dans un livre des parères, véritable mémoire de la jurisprudence consulaire. Pour les directeurs, régler des affaires entre simples particuliers n’était pas digne de leur expertise ; ils avaient vocation à dire le droit.

Références bibliographiques :  

ANGIOLINI Franco et ROCHE Daniel (dir.), Cultures et formations négociantes dans l’Europe moderne, Paris, Éditions de l’EHESS, 1995.

BOURCIER Danièle et de BONIS Monique, Les paradoxes de l’expertise. Savoir ou juger ?, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance, 1999.

CALAFAT Guillaume, « Expertises et tribunaux de commerce », Hypothèses, 30 juin 2011, vol. 14, no 1, p. 141-154.

CERUTTI  Simona, Justice sommaire. Pratiques et idéaux de justice dans une société d’Ancien Régime (Turin, XVIIIe siècle), traduit par Guillaume Calafat, Paris, Editions de l’EHESS, 2020.

CHAPPE Vincent-Arnaud, JUSTON MORIVAL Romain et LECLERC Olivier, « Faire preuve : pour une analyse pragmatique de l’activité probatoire. Présentation du dossier », Droit et société, 2022, vol. 110, no 1, p. 7-20.

FAURE André, Les parères de la Chambre du Commerce de Guienne, Ribérac, F. Réjou, 1913.

HIRSCH Jean-Pierre, Les deux rêves du commerce: entreprise et institution dans la région lilloise, 1780-1860, Paris, France, Editions de l’EHESS, 1991.

JEGGLE Christof, « How to Deal with Obligations? Contentious Debts and the Parere of the Handelsvorstand in Early Modern Nürnberg » dans Laura Kolb et George OppitzTrotman (dir.), Early Modern Debts: 1550–1700, Cham, Palgrave Macmillan (coll. « Palgrave studies in literature, culture and economics »), 2020, p. 181-207.

LEMERCIER Claire, Un si discret pouvoir : aux origines de la Chambre de commerce de Paris, 1803-1853, Paris, La Découverte (coll. « L’espace de l’histoire »), 2003.

LICINIO Pascale Rose, Le Commerce dans l’incertitude. La chambre de commerce de Lyon, 1803-1815, mémoire de maîtrise, Université Lyon 2 Lumière, Lyon, 2008.

RICHARD Édouard, « A l’orée du droit des marchands : les parères », Revue d’histoire des facultés de droit et de la culture juridique, du monde des juristes et du livre juridique, mars 2014, no 33, p. 155-217.

SAINT-CAST Benoît, Commerce et justice : le tribunal de la conservation des foires et les marchands à Lyon (1655-1780), thèse de doctorat, Université Lyon 2 Lumière, Lyon, 2021.

SAVARY Jacques, Parères ou Avis et conseils sur les plus importantes matières du commerce, Paris, Jean Guignard, 1688.

SKORNICKI Arnault, « L’État, l’expert et le négociant : le réseau de la « science du commerce » sous Louis XV », Genèses, 2006, n° 65, no 4, p. 4-26.

 

  • Vincent DEMONT, Université Paris Nanterre – IDHES

 Entre autorité sur le métier métier et justices « ordinaires » : la loge des tailleurs de pierre de Strasbourg au début du XVIIIe siècle ou le long héritage d’une prééminence médiévale.

Cette communication explore la rémanence du rôle exercé au sein du métier et dans l’ensemble de l’aire germanique par la loge des tailleurs de pierre strasbourgeois à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, soit à l’époque où Strasbourg cesse justement d’appartenir au Saint Empire. La prééminence proclamée par les tailleurs de pierre strasbourgeois et que ceux-ci s’étaient vu reconnaître (à la fin du XVe siècle), puis confirmer par la suite par des privilèges impériaux sous le terme de Hauptlade, figure en effet parmi les premiers « abus de l’artisanat » dénoncés par la Diète perpétuelle de Ratisbonne dans le dernier tiers du XVIIe siècle, puis interdits par celle-ci et par l’empereur à partir de 1731. Or, malgré ces interdits nouveaux et malgré le rattachement de Strasbourg à la France, on peut observer, depuis divers lieux (entre autres Dresde et Nuremberg) et diverses instances (en particulier depuis la Diète de Ratisbonne), des tentatives de la loge strasbourgeoise pour maintenir, sinon une prééminence générale, du moins une forme de police du métier et de sa main d’œuvre, au premier rang de laquelle figure apprentis et compagnons.

Le maintien de cette prééminence et de ce contrôle se heurte également aux évolutions socioéconomiques des métiers de la construction. A l’échelle locale, ceux-ci voient l’effacement de la distinction entre organisations de métiers des maçons et des tailleurs de pierre (dont, à Strasbourg, des « livres de jugements » conservés pour la fin du XVIIe et le XVIIIe siècles montrent la très large interpénétration). A l’échelle impériale, le basculement des besoins en matière de construction d’anciennes républiques urbaines vers de nouvelles villes de résidence – qui correspond à un basculement démographique bien identifié – implique aussi la prééminence nouvelle d’un artisanat polarisé par la cour sur les schèmes de l’artisanat urbain, mais aussi le développement de professions ou de cursus nouveaux – c’est-à-dire, pour faire simple, le passage du maître d’œuvre, position à laquelle l’appartenance à la loge des tailleurs de pierre strasbourgeois conduit régulièrement aux XVe et XVIe siècles, à l’architecte, bien plus souvent issu d’autres horizons.

L’héritage d’une position dominante dans le métier, et le rejeu de cet héritage sous forme de police coutumière du métier à l’échelle d’une entité politique, le Saint Empire, à laquelle la ville de Strasbourg cesse d’appartenir, apparaît donc aussi comme la revendication d’une autorité traditionnelle sur un savoir-faire et dans un champ professionnel malgré les évolutions de ceux-ci. La présente communication espère donc offrir, via l’examen de cet héritage et des tentatives des tailleurs de pierre strasbourgeois pour le faire vivre, un arrière-plan d’évolution des juridictions coutumières des métiers à la perception de l’expertise du bâtiment et de ses évolutions.

 

  • Agnès HIRSH, Institut national d’études démographiques (INED), Université Paris-Dauphine, PSL Research University

Négocier l’ « expertise » : Quand les Fédérations ouvrières se saisissent de la question des assurances relatives au travail en France (fin XIXe siècle – début XXe siècle)

Tout au long du XIXe siècle, la création d’administrations statistiques, l’institutionnalisation du recensement, mais aussi le développement des enquêtes contribuent à affermir l’idée de la construction d’un savoir d’État et d’un État fondant son action sur la connaissance en France1. L’observation des débats parlementaires relatifs à la législation du travail sous la IIIe République montre que les députés s’appuient sur un ensemble notable de données chiffrées et d’enquêtes – enquêtes traduisant souvent des préoccupations morales et pratiques2— venant justifier leur raisonnement ou traduisant l’urgence d’une prise de décision. « L’argument statistique »3 ou, tout au moins, l’utilisation d’un argumentaire chiffré, s’impose progressivement au Parlement comme modalité de preuve et outil de légitimation. Les sources des données et des enquêtes mobilisées sont multiples, traduisant l’utilisation de travaux provenant moins d’une expertise du travail institutionnalisée et structurée que d’une « nébuleuse »4 d’acteurs et d’institutions prenant part à la construction de ce champ.

Parmi ces acteurs, nous proposons d’étudier les pratiques de treize Fédérations ouvrières, qui rassemblent les syndicats d’un même corps de métier à l’échelle nationale ou régionale. Ces treize organisations couvrent une grande diversité de professions (textile, construction, alimentation, agriculture, mines et carrières…). Nous analyserons, dans une période d’institutionnalisation croissante du travail, comment celles-ci se réapproprient deux modes d’objectivation du monde social pour revendiquer leur expertise et se légitimer en tant qu’interlocutrices des pouvoirs publics : la mise en chiffres et la catégorisation. Les Fédérations produisent et diffusent leurs propres enquêtes, mais interviennent également dans les procédés de codifications juridiques et réglementaires des professions. Elles utilisent les enquêtes et les données chiffrées produites par des acteurs publics et privés, mais peuvent également dénoncer leur manque de réalisme ou d’impartialité. Elles interagissent avec le Parlement et se saisissent de l’argumentaire qui s’y développe pour être entendues. Plusieurs formes d’expertises du travail se confrontent ainsi dans ce contexte, et sont pour une large part le fait d’acteurs impliqués dans ces questions, se constituant en « groupes concernés »5 et ayant des intérêts à défendre.

1 KARILA-COHEN, « État et enquête au XIXe siècle : d’une autorité à l’autre », Romantisme, Vol. 3, n°149, 2010, p. 25-37.

2 DELMAS Corinne, Instituer des savoirs d’État. L’Académie des sciences morales et politiques au XIXe siècle, Paris, L’Harmattan, 2006.

3 DEROSIERES Alain, L'argument statistique. Pour une sociologie historique de la quantification, Presses de l’École des Mines, 2008.

4 TOPALOV Christian (dir.), Laboratoires du nouveau siècle : la nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999

5 CALLON Michel, LASCOUMES Pierre, BARTHE Yannick, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001.

 

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